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L’INTERVIEW Claudie HUNZINGER « J’explore les textures et les langues de la nature » (Marie Claire)
vendredi 11 octobre 2024, par
Chaque page de ce huis clos bruisse, chuinte, tintinnabule.
Une conversation avec un renard, la séquestration
d’un pianiste... Dans ce nouvel opus hypnotique, l’écrivaine
et plasticienne fait voisiner désir et inquiétude, vieillesse
et corps fringants, pour un roman en forme
de symphonie d’hiver.
Propos recueillis par Thomas JEAN
Comme vous, votre narratrice est romancière et vit en lisière de forêt. Comment naviguez-vous entre autofiction et pure invention ?
Je pars toujours d’expériences, d’aventures vécues. Un renard est vraiment venu me visiter, tous les soirs pendant des mois. Il était aveuglé par une infection oculaire, alors je l’ai nourri, me prenant au jeu de lui préparer des banquets et de le regarder engloutir tout ça - il restait aux aguets, les oreilles aplaties, pas question de l’apprivoiser, c’est plutôt moi, à son contact, qui m’ensauvageais. Un pianiste a séjourné chez moi également, avec son corps pas tout à fait humain, pétri de musique, bête sauvage lui aussi. Il n’est resté qu’une nuit, mais dans le roman, par la transmutation de l’écriture, je le séquestre dix jours.
D’où vous est venu ce fantasme de séquestration ?
D’un texte de Philippe Sollers où il dit qu’il rêve de séquestrer Martha Argerich (grande pianiste argentine, ndlr). Un soir aussi, j’écoutais Le Clavier bien tempéré, de Bach, à la radio et je me disais : ce serait bien que ça ne s’arrête jamais, que ça se passe chez moi en live sur mon vieux Steinway délabré... Car cette musique, elle me lave - « Bach », c’est « ruisseau » en allemand.
Le roman explore également, et ce n’est pas si fréquent en littérature, le désir qu’éprouve une dame âgée pour un homme bien plus jeune.
J’ai voulu justement aller du côté de cette provocation-là. Est-ce qu’il y a un âge où il n’y a plus de désir ? Pourvu que non, pourvu que, jusqu’à mon dernier souffle, j’aie cette envie de briser la muraille de moi-même, de bondir par la fenêtre pour aller rejoindre, pas forcément un pianiste, pas forcément un être humain, mais un renard, un lièvre, un arbre qui se balance, tout ce que j’appelle « la peau du monde ».
Que représente cette « maison à l’envers », véritable personnage aussi, dans laquelle vit la narratrice ? Un miroir, un anti-monde ?
J’habite une ancienne ferme dotée d’un toit immense, fait pour contenir beaucoup de foin, qui me donne l’impression de vivre dans une coque de bateau renversée. J’aime bien cette idée d’un monde à l’envers qui aurait perdu un peu de son bon sens et qui, du coup, vous paraît neuf.
D’ailleurs, l’envers d’un tissu, d’une tapisserie, vous révèle souvent des choses bien plus riches, bien plus sauvages, bien moins disciplinées, que
l’endroit.
II y a beaucoup d’onomatopées dans vos livres, qui retranscrivent les sons de la nature. Dans les œuvres d’art que vous créez, il y a des feuilles mortes et des mots. Comment vos langages littéraires et plastiques s’interpénètrent-ils ?
J’ai été extrêmement marquée par le De rerum natura (De la nature des choses, ndlr) de Lucrèce, pour qui le langage est une chose physique, pour qui les mots sont comme des graines de pavot qui se défont. Ça me plaît, ça, qu’il n’y ait pas de séparation entre le cérébral et l’organique. Mon métier, que je transforme des feuilles de chêne en feuilles de papier, que j’imprime des chants d’oiseaux, que je fabrique des bibliothèques de cendre ou que j’écrive des livres, c’est d’explorer les textures et les langues de la nature.