Il leur adonnédesnoms:Wow, Pâris, Apollon, Arador, Geronimo, etc. Chacun a son caractère, ses habitudes, ses sentiers, ses cachettes. Pamina s’initie assez vite à la sociologie et à la psychologie de ces mâles magnifiques qui ne se séparent et ne se défient que lorsque la saison est venue de monter plus haut pour couvrir les biches. Nuit et jour, elle affronte la pluie, le vent, la grêle, la neige, le gel, la forêt sauvage, la montagne inhospitalière, pour ne rien rater de l’existence de ses farouches et orgueilleux amis. Bientôt, elle sait, elle aussi, les reconnaître, les nommer, compter leur nombre de cors, s’étonner et s’émerveiller de l’apparition d’un solitaire, enfin, séduite, nostalgique, les comparer « aux beaux mecs d’autrefois ».
Le roman de Claudie Hunzinger est une merveille d’écriture, un hymne à la nature, une puissante fiction animalière. Les Grands Cerfs sont en même temps un livre pédagogique où tout est dit, par exemple, sur la ramure qui tombe chaque année et qui, pourtant d’os, repousse en un mois. Les bois chus de leur tête appartiennent à qui les trouve. La forêt est alors parcou rue de chercheurs de mues. Léo, lui, échoue chaque année à photographier ce moment bref et spectaculaire où les cerfs cognent leur nouvelle ramure contre les arbres pour en faire tomber le velours sanguinolent qui la recouvre et qu’ensuite ils mangent.
Il est évident que Claudie Hunzinger, comme Pamina, a participé à une expédition noc turne dans les bois pour compter le gibier. Il y a un mandataire de la Fédération des chasseurs et le garde forestier, représentant de l’ONF (Office national des forêts). On est en avril, et dans les phares du pick-up, plus ceux tenus par les deux hommes, vitre baissée, le gibier est surpris dans sa vie nocturne. On prend note : 2 chevreuils, 9 cerfs, 2 martres, 8 biches, 1 lièvre, 1 renard, 2 sangliers, 7 cerfs, etc. Le but de ce comptage : déterminer combien de cerfs et de biches seront « à tirer », combien de bracelets seront attribués aux chasseurs, chaque bracelet représentant la mort programmée d’un animal. Il faut « réguler ». C’est l’État qui décidera. Satis faire les chasseurs et en même temps préserver la santé de la forêt, les cerfs étant des bouffeurs et des casseurs d’arbres. Qui pour défendre les amis de Pamina ? Même pas Léo, qui entre dans les raisonnements des uns et des autres et qui fait la distinction entre bons et mauvais chasseurs. Lui, malgré tout, s’accommode de la mort de Geronimo, d’Arador, de Pâris... Elle, non ! Elle pleure, elle est en colère. Le massacre a commencé. Dans l’hypocrisie : on ne dit pas d’un grand cerf qu’il a été tué, exécuté, on dit qu’« il a été tiré ». Ce sont des assassinats autorisés, légaux, auxquels Pamina refuse d’accorder la moindre justification, la plus petite excuse. Par admiration, par amour, elle est passée « du côté des bêtes sauvages ». Du côté des proies dont, la nuit, par -12 °C, elle par tageait la peur. Elle a tout noté au cours de ses affûts, guets et randonnées. Elle écrira un livre pour défendre la beauté et la liberté des grands cerfs. Ce livre farouche, le voici, qui se termine sur la vision peut-être vraie, peut-être fantasmée du vieil Apollon. Elle lui crie : « Sauve- toi, Apollon ! Sauve-toi ! » •
Bernard Pivot