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Extrait de "La Survivance", Grasset, 2012

vendredi 8 juin 2012, par Claudie Hunzinger

"La Survivance", Un roman de Claudie Hunzinger, Editions Grasset, parution le 3 septembre 2012

Avanie savait que nous avions perdu : ses longues oreilles captaient au loin les présages. Dès la nuit tombée, elle nous attendait, mélancolique, de tout son pelage gris.
Il fallait rendre les clés le 1er mai au matin et nous n’avions nulle part où aller. Deux semaines avant l’expulsion, Sils et moi, en compagnie de Betty, nous cherchions encore, mais tout loyer était devenu hors de nos prix. Au retour, nous tombions dans le grand canapé rouge de la librairie, incrédules, consternés. On dirait que c’est le printemps, a dit Sils, un soir, avec un petit rire ironique, celui qu’on prend devant un piège pour le déjouer.

C’était un soir de printemps en avance, d’une réalité à vous faire frissonner, si bien que, durant cet incroyable mois d’avril, quelque chose semblait nous être donné et en même temps retiré. Je n’en ai gardé qu’une seule impression : funèbre. Comme de Sils et moi d’ailleurs. Nous avions déjà l’air à la rue, défraîchi, défait - avec distance néanmoins.
Nous, oui.
Betty, non.
Au bout d’une journée d’errements, elle était la seule de nous trois à être bien. Pas même besoin de se laver, elle, toujours de beaux cheveux, toujours de jolies robes, disait Sils.
Betty était une petite chienne blonde aux yeux noirs soulignés de khôl. Ses babines aussi étaient noires, d’un noir plus sexy que n’importe quel rouge à lèvres, et le blond de son pelage, platine et vaporeux. Elle avait une sorte de grâce d’une féminité absolue qu’elle conservait quand la vie réelle devenait pour nous trop déplaisante, et c’était peut-être le message que ce berger des Pyrénées était chargé de nous transmettre.
La porte-fenêtre était ouverte sur la nuit.
Sils, à demi couché sur la table, la tête posée sur son bras, grommelait, quel merdier ! quel merdier !
Son visage avait gardé un côté innocent et abrupt (comme une montagne de la Haute Engadine), tout en étant devenu celui d’un vieux Taugenichts (Vaurien) mâtiné de tzigane, teint basané, nez busqué, regard insoumis. Un récalcitrant de naissance, voilà ce qu’il était, l’insolence sous la langue, la rébellion dans le sang. Nous nous étions connus au lycée. Il arrivait, trimbalant dans ses poches des livres aux titres bizarres, rares. Il était maigre, maladroit, mauvais esprit, pas dans les normes. Les vêtements curieusement froissés comme s’il dormait tout habillé. Il avait de belles mains, longues, intelligentes et des pieds étroits, racés, des pieds d’ascète ou d’évadé (il aura été les deux). C’était quelqu’un qui ne se regardait jamais dans les miroirs (mais parfois dans vos yeux). Je l’avais aimé pour cet instinct qui lui faisait suivre un sentier qu’il avait l’air d’inventer à l’envers de ceux des autres et qui menait droit à l’issue, à la liberté. Déjà, à dix-sept ans, je formais le vœu de parcourir le monde et la vie, à pied, avec lui.
Depuis, nous étions restés ensemble, Sils, moi, la liberté et la vie. Notre profession nous l’avait permis : dénicheurs de livres dans les ventes. Nous avions commencé avec quelque chose de tout petit et qui l’était resté un long moment, une librairie d’occasion, puis devenu plus petit jusqu’à disparaître, ce qui était une tendance. Beaucoup de librairies en ville mouraient dévorées par les librairies en ligne.
Je me souviens que Betty dormait, rêvait, poussant de brefs abois chasseurs, si pressés, si passionnés, si proches de la cible, que je l’avais enviée.

Je me souviens aussi que ce soir-là, celui de l’ironique « on dirait que c’est le printemps » de Sils, les livres déjà sortis des rayonnages s’amoncelaient autour de nous dans la pénombre par masses pâles à demi écroulées, un ossuaire. Ils s’étaient lentement mis à diffuser un savoir essentiel, à mon intention, d’une lucidité qui les anéantissait eux-mêmes. C’était horriblement nu, sec, une leçon d’abîme.

Photographie © Jerôme Bonnet