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Tribune de Claudie Hunzinger dans Libération : « Il faut savoir que les prés fleuris, ça n’existe presque plus »

mercredi 8 septembre 2021, par Claudie Hunzinger

Si toute une vallée perd ses fleurs, elle perd ses insectes, elle perd aussi ses oiseaux. Ce n’est pas sorcier. Pourquoi chercher plus loin ? Une tribune poétique de l’artiste Claudie Hunzinger qui participera au Festival des solutions écologiques.

J’habite en montagne. Le bureau où j’écris donne sur une prairie. Je ne reste pas dans mon bureau. Je sors. Je vais dans la prairie.

Qu’est-ce que tu vas encore aller faire là-bas, me demande mon compagnon. Peut-être, il ne peut pas comprendre. Peut-être c’est une forme d’existence à laquelle il n’a pas accès. Dont il n’a pas idée. Un corps qui lui est étranger, presque inquiétant. Barré dans les deux sens du terme. Pourquoi m’est-il donné d’y deviner une familiarité infinie ? Quelque chose comme une extension de moi-même ? Je me mets pieds nus. J’entre dans la prairie, me préparant à être frôlée, léchée, becquetée, piquetée par cet autre corps, par cette foule d’autres corps, et je m’allonge sur le dos, là où c’est humide, et ça rampe sur moi, glisse, salive, copule, et ça vole, fleurit, se multiplie, pourrit, s’avale, m’avale jusqu’aux épaules, et je me sens grouiller de vie. Odeur fine et forte du vert mouillé. Je reste je ne sais pas combien de temps, mon corps jeté dans les herbes comme dans un bain. Il me semble rejoindre quelque chose de connu depuis toujours. Et ça, le dire, j’en ai conscience, c’est un manifeste dans lequel j’affirme que je suis née fille, née comme ça, que je viens du revers du monde, du côté de la vie grouillante, de la couleuvre ingérant un crapaud dans un calme sacré, celui de la transsubstantiation, le crapaud devenant couleuvre, que je viens du côté des pucerons avalant la sève des tiges, des racines avalant le carbone de l’air, le transformant, que je viens du côté de cette prairie. Qu’elle me constitue.

Comment définir la prairie qui porte notre maison ? Comme un équilibre extraordinaire de diversité, de complexité, de multiplicité, d’échange et d’entraide. Du gaz carbonique, de l’azote, de l’oxygène, des bactéries, mille éléments invisibles qui transforment sa terre en humus. Mais aussi des graminées. Et des plantes à fleurs qui de mois en mois arrivent par cortèges de couleurs : salsifis, mélilots, œillets, mauves, scabieuses, campanules, centaurées. Mais aussi un monde d’insectes, dont les sauterelles, les grillons. Il reste quelques papillons, dont l’azuré du serpolet et des damiers ou demi-deuils. Et par miracle, encore des orvets, une couleuvre. Et des oiseaux qui nichent à la lisière dont un couple de pies-grièches écorcheurs. Des chardonnerets.

Au lisier, aucune vie ne résiste

Mais autour de nous, dans cette vallée à la pointe des pratiques agricoles, c’est fini. Il faut savoir que les prés fleuris, ça n’existe presque plus. La première calamité des prairies de montagne, ce sont les fauches précoces devenues possible grâce à l’enrubannage, ce qui permet de s’affranchir de la météo. Ça commence, fin mai. Rien n’a encore fleuri. Rien ne fleurira. Il en suivra deux autres. Elles détruisent en trois ans toutes les plantes qui ont besoin de graines pour se reproduire. Si toute une vallée perd ses fleurs, elle perd ses insectes, elle perd aussi ses oiseaux. Ce n’est pas sorcier. Pourquoi chercher plus loin ? C’est simple à comprendre pourquoi il n’y a plus de papillons, pas plus que de dinosaures, et moins d’oiseaux, particulièrement dans cette vallée aux prairies verdoyantes, merveilleusement nimbées de vert toxique. Pourquoi toxique ? Parce qu’après chaque coupe d’herbe, on répand du lisier. L’autre calamité des prairies, c’est le lisier. Au lisier, aucune vie ne résiste. Il tue la microfaune qui joue un rôle décisif dans la fertilité des sols et leur capacité à stocker l’eau. C’est acide à mort. Anaérobie. Qui le sait ? Qui le dit ? Les prairies qui nous entourent sont asphyxiées sous le lisier. Leur mort n’est même pas due au réchauffement, juste à de mauvaises pratiques agricoles. Pratiques encouragées par l’Etat. Celui-ci subventionne la culture du maïs, 500 euros par an et par hectare, tout en faisant semblant d’encourager les fauches tardives : 120 euros par an et par hectare. Dans la vallée où j’habite, sur 800 agriculteurs il en reste 40. Il suffirait que chaque exploitant, mieux soutenu par l’Etat, parce qu’il faut les soutenir, réserve un de ses prés de fauche, pas tous, un seulement, à la diversité de la vie, pour que tout change.

Ce qu’il arrive aux prairies, m’arrive à moi. Plus je respire cette odeur de lisier, plus je me dis, ce n’est pas possible que je n’ameute personne. La nuit, je me réveille, je me dis, ou bien on se bat, ou bien on se couche. Donc je vais me battre. Je vais me mettre une lampe sur le front, éclairer ce que nous sommes en train de perdre. Eclairer la perte. Ecrire un livre, ce qui veut dire entreprendre une nouvelle équipée. Avec mon corps. Avec ce qu’il reste de mon corps. Avec la prairie. Avec ce qu’il reste de la prairie. Mon corps et la prairie. Nos corps usés, troués. En loques.

Evidemment que je vais parler de la prairie et de ses cosmos perdus de sensations, sinon, moi aussi, je peux tout de suite aller mourir.