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le club de Médiapart : un chien à ma table
samedi 1er octobre 2022, par
Une Ode à la Vie où, en une suprême synesthésie, les notes de musique sont des couleurs, où la musique a un goût d’églantine, plus le goût du conditionnel passé de féerie à fond, où le vent a une tonalité lyrique. Et très vite le rythme des ramures va faire place au balancement des phrases, leurs ramifications à la syntaxe... « On peut très bien écrire avec des larmes dans les yeux ».
Etre à la marge. Vivre en marge. Relier par un crayon le monde des marges et celui du centre ; dans ce coin perdu les bois bannis, - nom lugubre s’il en fut mais fragment d’holocène négligé par le capitalisme ; avec Grieg, le compagnon aimant de toujours ; apprendre et apprivoiser dans une interpénétration des règnes et des espèces ! Et voici que s’invite à sa table une chienne, baluchon de poils gris famélique. Rencontre épiphanique ! Yes, la chienne, gardienne du langage- ; et Sophie la narratrice iront « s’augmentant l’une de l’autre » Pacte tacite dans un monde à vau-l’eau. Présence tutélaire quand jaillit soudain l’incipit qui enclenche le processus de la Création et que triomphe la parataxe. Oui Sophie, la sœur de Janet Frame, citée en exergue et -royale connivence- le titre du roman comme écho à « un ange à ma table ». Janet l’oiseau migrateur, Sophie aux cheveux de ronces, aux yeux de mûres écrabouillées, à la voix d’oiseau ». Etrange étrangeté
Avec ses Buffalos argentées, un corps qui se déglingue (l’épithète déglingué revient en leitmotiv) la narratrice ne verse nullement dans la mélancolie. Le constat est certes amer « où étaient passés mes poignets de perce neige et mon cou d’hermine encadré de deux jolies oreilles si joliment féminines ». Oui certaines « choses » sont désormais impossibles à réaliser « fini les sommets. Fini les forêts. Fini de me lever à l’aube courir les grands cerfs » Mais si le monde est impitoyable s’il est troué rétréci sali il y a encore des merveilles, « entre ses mailles rongées » et des espèces non inventoriées …
Et pour qui sait écouter le chant du rouge-gorge « en suspens de ses larmes », apprivoiser une merlette, les mots des humains et les oiseaux ou plutôt leurs phrasés sont liés, issus du même fleuve Diversité. A nous de les capter dans leur authenticité !
Métamorphoser une soirée en aurore boréale en robe rose et verte. Dans le lit aux côtés de la chienne Yes et de Grieg, la vétusté dans son anarchisme même se drape d’une musique, celle d’une vibration : la respiration du Vivant (oh notre petite communauté ! we few we happy few we band of brothers)
Car il s’agit bien d’une Ode à la Vie où, en une suprême synesthésie, les notes de musique sont des couleurs, les anges de Giotto ont des ailes d’oiseaux, où la musique a un goût d’églantine, plus le goût du conditionnel passé de féerie à fond, où le vent a une tonalité lyrique. Et très vite le rythme des ramures va faire place au balancement des phrases, leurs ramifications à la syntaxe (ma main n’est plus formée de cinq doigts mais de quatre intervalles entre cinq doigts comme si en plus de la pratique de la marche j’avais incorporé quelque chose du feuilleté du liber des arbres. Et l’on comprend pourquoi Claudie Hunzinger dédie son roman à Stonehenge, alias Pierre Schoentjes, professeur de littérature à l’Université de Gand, spécialiste de l’écopoétique. Une de ses études se focalise sur la manière dont des œuvres prennent forme dans un lieu en même temps qu’ils intègrent une réflexion sur la façon d’habiter le monde, aux côtés des « locaux » mais aussi des arbres et des animaux.
Observatrice observée dans La Survivance, la narratrice de « Un chien à ma table » est cette femme ensauvagée et la chienne domestiquée, une gardienne. « on se complète » Sophie, une « femme veillée par son chien » Yes « cette émissaire de l’animalité pansait la femme qui revenait du monde sauvage » Gardienne du langage menacé (sous la table avec Thomas Bernhard Kafka) ; « je suis ta garde rapprochée »
A la mort de l’ânesse, Litanie, pas de lamento mais ce constat déchirant poignant « nous nous augmentions l’une de l’autre. Un constat qui définit aussi la quintessence de la relation Yes/Sophie.
Un chien à ma table. Ce titre de l’aveu même de l’auteur est un titre généreux un titre qui dit « "ici on accueille toutes les espèces à table, entrez les bêtes on est à table, on vous fait de la place »
Si je ne te regarde plus, tu disparais
On peut très bien écrire avec des larmes dans les yeux"
Colette Lallement-Duchoze