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Télérama : Un chien à ma table
samedi 29 octobre 2022, par
Tant il exulte, ce livre aurait pu s’appeler « L’Art de la joie », mais le titre était déjà pris. Ou « Le Règne du vivant », ici célébré par tous les pigments de peau et d’écorces, par toutes les jointures d’os et de branches. Le choix d’Un chien à ma table est parfait. Que quelqu’un pense aujourd’hui à Janet Frame et à son roman Un ange à ma table suscite déjà un fort élan de sympathie. Cette trouvaille de titre n’est pas du goût de son compagnon Grieg, qui craint le fourvoiement d’une meute de lectrices à toutous ? Claudie Hunzinger s’en lèche les babines, avec cette gouaille spontanée, frétillante, qui caractérise son écriture tout au long du récit : « Tu vois, ce serait un titre généreux, générationnel, un titre qui dit : entrez les bêtes, on est à table, on vous fait de la place. » La bête ne s’y est pas trompée, elle est entrée dans leur maison du bonheur unique en son genre, aux fins fonds du lieu-dit des Bois Bannis, le pelage « mêlé de longues tiges de ronces, de feuilles de bouleaux, de débris de mousses, et trempé ». Une chienne en fuite, un passé traumatique à ses basques, que l’autrice va nommer Yes, parce que oui, trois fois oui, Claudie Hunzinger accueille tout ce qui vibre et palpite. La connivence est immédiate, l’animale et la femme se ressemblent : « Si on m’avait fait passer devant des rayons X […] on y aurait peut-être vu un être composite avec une truffe de chien, des cheveux de ronces, des yeux de mûres écrabouillées, des joues faites de liches, une voix d’oiseau. — Et à l’intérieur ? Oh ! À l’intérieur ! Une myriade d’existences. »
À son image, à la bonne franquette, avec une conscience aiguë du monde qui sombre, mais aussi du monde qui s’apprête à renaître, le livre héberge une multitude d’émotions, de pensées, de souvenirs, de découvertes, qui font craquer les murs et chauffer les cœurs. Le temps ne s’arrête pas, il s’écoule dans un élan d’éternel recommencement, mordant, confiant. Les corps devenus octogénaires s’abîment, l’âge tente d’imposer ses restrictions, mais la cabane au fond des bois tient debout, vaille que vaille, et l’autrice brûle des calories de sagesse et d’euphorie, consciente qu’elle et Grieg sont devenus « d’étranges vieillards abritant un enfant. Des vioques. J’aime beaucoup ce mot, vioque, il dit l’effarement insoluble de l’enfant qu’on est resté ».
Rarement cet effarement insoluble aura été exprimé avec une telle allégresse et une telle largesse. À la table de Claudie Hunzinger, on fait bombance et le plein d’espérance.
Marine Landrot