site de Claudie HUNZINGER, artiste plasticienne et romancière.

Accueil > Romans et livres d’artiste > 2022 : Un chien à ma table > Le Monde : Travailler à partir du lieu

Le Monde : Travailler à partir du lieu

mardi 1er novembre 2022, par webmestre

L’écrivaine et plasticienne vit depuis près de soixante ans dans un hameau des Vosges. Une proximité avec la nature qui fonde l’essentiel de son œuvre, et dont témoigne encore le somptueux « Un chien à ma table ».

Par Virginie François (collaboratrice du « Monde des livres »)

Tout part et revient à Bambois, la maison des Vosges où Claudie Hunzinger vit depuis 1965. On la découvre au bout d’un chemin rocailleux – toit d’ardoises, murs de pierres et portes-fenêtres serties de bois de mélèze –, accrochée à flanc de montagne, face à un sous-bois de myrtilles, de fougères et de pins sylvestres. Sans cette demeure, la romancière pourrait, comme elle le dit elle-même de sa voix douce et chuchotée, « [se] faire avaler tout entière par le dehors ». Démarche et gestes toniques, le visage encore juvénile sous des mèches flamboyantes, la romancière de 82 ans fait visiter les deux niveaux de cette bâtisse du XVIIIe siècle dont le double de fiction apparaît dans certains de ses ­livres sous des noms toujours symbo­liques : « Les Hautes-Huttes » dans Les Grands Cerfs (Grasset, 2019) ou « Les Bois-Bannis » dans Un chien à ma table, son sixième roman (en lice pour les prix Renaudot, Femina et Médicis).

Bambois, c’est aussi le titre de son premier livre, paru en 1973 (Bambois, la vie verte, avec Francis Hunzinger, Stock), carnet de bord des joies et des rudesses de la vie en pleine nature, sans même l’eau courante, avec Francis, son éternel compagnon, alors lancé dans l’élevage de ­brebis. Le récit, devenu best-seller, colle ­parfaitement à la période hippie et au mouvement de retour à la terre. La romancière tient pourtant à distinguer son choix de celui des jeunes urbains très politisés partis jouer les fermiers sur le plateau du Larzac. « Même si nous voulions vivre de rien, tourner le dos à la société de consommation naissante, notre aventure a surtout été individuelle, scientifique et littéraire », explique-t-elle avant d’évoquer la Beat Generation, le philosophe Charles Fourier (1772-1837) ou le poète et naturaliste américain Henry ­David Thoreau (1817-1862).

Le laboratoire d’une œuvre plastique et romanesque
Au fil des années, Bambois est devenu le laboratoire d’une œuvre plastique et romanesque presque entièrement ­dévolue à la vie sauvage, aux plantes, aux animaux, à l’organique, dont elle cherche à élaborer une langue. Dans Un chien à ma table, qui met en scène un couple vieillissant et isolé en montagne revitalisé par une chienne en fuite, elle donne encore à voir cette nature dans sa magnificence, mais aussi dans ce qu’elle comporte de sombre – la maladie, la pourriture, le danger, la destruction. Elle croit pourtant toujours à la beauté du monde : « Il reste une perfection, au sens spinozien du terme, en ce qu’il sera toujours source de vie », souligne-t-elle. Un texte dans ­lequel elle ausculte les ravages du temps sur le corps, mais aussi la marge, cette position qui permet, selon ses mots, d’« échapper au pouvoir, à la domination, au contrôle », mais qui rend aussi « étranger à ses semblables ».

Sa trajectoire hors norme mais rectiligne, marquée par la permanence d’un lieu, Bambois, et d’un désir, la création, sans accommodements ni hésitations, impressionne et intrigue. Elle l’explique avant tout par une force issue de l’enfance, un daimôn intérieur : « Je suis née toute crachée, telle que je suis. Je pense que les poètes sont des anomalies de naissance », affirme-t-elle, contestant l’idée de « milieu ». Toutefois, son parcours semble aussi s’inscrire dans un héritage. « J’ai été élevée par une intello et un naturaliste qui tous les dimanches emmenaient leurs enfants marcher sac au dos dans les Vosges », raconte-t-elle. Sa mère, professeure de lettres dont la jeunesse antifasciste et « queer » (avant l’heure) lui a inspiré son premier roman, Elles vivaient d’espoir (Grasset, 2010), fait l’objet d’une admiration intacte. Elle la surnomme « la reine de la bibliothèque », manière de souligner sa liberté, à une époque où beaucoup de femmes étaient cantonnées à la cuisine.

C’est avec plus de réserves qu’elle évoque son père, instituteur de culture germanique né en 1896 dans l’Alsace de Guillaume II : « Un homme élevé à la dure, parlant plus facilement l’allemand que le français », dont le destin fut lié à celui, tragique, d’un territoire écartelé entre la France et l’Allemagne, provoquant des plaies encore à vif dans la famille. Une histoire entrelacée à la grande histoire, trop douloureuse pour l’évoquer publiquement.
Adolescente, la jeune Claudie, déjà « raptée par les mots », aime écrire et ­gagne un prix de poésie à 15 ans. « Cela aurait dû me conduire à des études de ­lettres, mais je n’étais pas assez sérieuse – et mes parents me voyaient déjà comme une fantaisiste », se souvient-elle. Outre les vers, elle aime aussi le dessin. Après le bac, elle part à Paris et entre au lycée Claude-Bernard, qui prépare très académiquement à l’enseignement artistique. Pendant quatre ans, elle apprend le dessin anatomique, la peinture réaliste, le fusain, la gouache. Une période d’émancipation et d’initiation pour la jeune femme, qui découvre les auteurs qui lui donneront envie d’écrire : l’Allemand Arno Schmidt, la féministe française Monique Wittig, Nathalie Sarraute, mais aussi James Joyce, dont les phrases « qui crépitent » l’électrisent. Elle se précipite aussi au cinéma et court les galeries à l’époque de l’arte povera, mouvement brut et minimaliste à la source de ses futures créations.

« Poèmes de laine »
Devenue professeure de dessin dans un lycée de Colmar, elle abandonne pourtant l’enseignement à l’époque de la parution de Bambois, tandis que Francis renonce à l’élevage destiné à la boucherie. La laine des brebis servira désormais au tissage de vêtements, couvertures ou tapisseries qu’elle conçoit comme des « poèmes de laine ». C’est en passant au végétal qu’elle s’affirme véritablement comme plasticienne. Bambois devient alors un terrain d’expérimentation : « L’idée était de travailler à partir du lieu et rien que du lieu, d’explorer le monde sur place, de le creuser au lieu de glisser à sa surface », explique la romancière.

Elle fabrique du papier avec toutes les plantes de la forêt (muguet, fougères, érable sycomore, chêne), cuisant les feuilles au chaudron avant de les presser. Ses compositions d’herbes et de feuillages sont exposées dans diverses institutions muséales. « Je n’étais pas vraiment une plasticienne mais une chercheuse, une exploratrice du vivant. Je me suis toujours arrêtée avant le tableau », note encore Claudie Hunzinger. C’est en rédigeant, sous forme de journal, le catalogue de l’exposition « V’herbe » pour le FRAC Alsace qu’elle renoue avec le plaisir d’écrire, lequel trouvera son aboutissement dans Elles vivaient d’espoir, pierre angulaire d’une œuvre qui se déploie en deux branches : les livres consacrés à l’histoire de sa mère, également sujet de L’Incandescente (Grasset, 2016), et ceux qui relèvent davantage de l’introspection – La Survivance, La Langue des oiseaux, Les Grands Cerfs (Grasset 2012, 2014 et 2019) –, tous nourris d’autofiction, d’intertextualité, de doubles, de fragments dans un jeu constant avec les frontières.
L’écriture correspond aussi à un besoin de dépouillement : « Un carnet, un crayon et un ordinateur suffisent, alors qu’être artiste, c’est un atelier, du matériel, des machines, monter et démonter des ­expositions. Une matérialité immense. Physiquement, cela devenait difficile », précise-t-elle. L’âge venant – elle a 70 ans quand paraît son premier roman –, la fiction s’impose aussi par un besoin d’intériorité, de mémoire, d’observation, et ­celui de rendre compte d’une perception plus subtile de l’environnement. « Ecrire, c’est choisir, décentrer, déconstruire », conclut-elle. Mais c’est aussi et surtout, pour elle, une tentative d’élargissement du monde.

PARCOURS

1940 Claudie Hunzinger naît à Colmar (Haut-Rhin).
1965 Elle s’installe à Bambois, dans la commune de Plaine (Bas-Rhin).
1973 Parution de son premier récit, Bambois, la vie verte (Stock).
2003 Exposition « V’herbe » à la FRAC Alsace.
2010 Parution de son premier roman, Elles vivaient d’espoir (Grasset).

CRITIQUE
Comme un oui à la vie

« Un chien à ma table », de Claudie Hunzinger, Grasset, 288 p., 20,90 €, numérique 15 €.

Conteuse des animaux ­sauvages, Claudie Hunzinger donne cette fois le rôle central à un animal domestique. Un chien à ma table (dont le titre est inspiré d’Un ange à ma table, œuvre autobiographique de la Néo-Zélandaise Janet Frame, qui aimait à dire qu’elle se sentait plus proche des oiseaux ­migrateurs que des humains – Joëlle Losfeld, 1992-1996) ­raconte l’arrivée d’une chienne maltraitée dans la vie d’un couple vieillissant, retranché dans une maison perdue des Vosges.

Recueillie par Sophie, la narratrice, la bête est baptisée « Yes », comme un oui à la vie qu’elle va lui réinsuffler, ranimant le ­désir, l’élan, la curiosité, une forme de sociabilité. Comme dans le Roman de Renart, dans lequel Adam et Eve donnent naissance aux animaux, le premier au chien et au mouton, la seconde au loup et au renard, Claudie Hunzinger place ainsi l’ensauvagement du côté du féminin, Sophie se voyant comme une renarde, tandis que l’humanité est du côté de Yes : « Tu es une petite chienne domestiquée, c’est ton rôle de garder la maison. Moi je suis une femme un peu ensauvagée. On se complète. »

Cette présence animale la sauve aussi d’un effondrement physique, qui fait écho à celui d’une nature malade : « Il arrivait (…) que l’air aux Bois-Bannis sente la mort comme partout. Ça venait par grosses vagues empoisonnées ­apportées par le vent du fond de la vallée. » Dans une langue orale, naturelle, poétique, Claudie Hunzinger fait d’un sujet apparemment anodin le somptueux et crépusculaire roman de la fin des hommes et du monde, mais aussi de sa conjuration.

Virginie François (collaboratrice du « Monde des livres »)