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Il neige sur le pianiste dans le Nouveau blog littéraire de Pierre Ahnne
mardi 27 août 2024, par
Dans son dernier roman (1), il y avait un chien. Et ce chien était un ange, émissaire du monde au plus près duquel Claudie Hunzinger essaie toujours de se tenir – quelquefois elle croit même lui appartenir pour de bon : la nature, si l’on veut ; ou plutôt le monde, tout court. Ici, pas de chien mais un renard, et un dispositif narratif très différent. Certes, les données de départ sont toujours les mêmes : la maison isolée, les Vosges, la forêt avec ses merveilles et ses intrus (bûcherons, chasseurs) ; le « vieil amoureux », qui, dans ce livre-ci, n’habite pas sur place mais passe souvent rendre visite à la narratrice. Et sur tout cela plane une double menace : de l’apocalypse qui s’avance et de l’âge qui vient. Cette fois, cependant, un troisième héros vient troubler le duo de la romancière et de la forêt.
« Un bizarre roman d’amour »
L’amie Ysé, romancière elle aussi, est fascinée par un pianiste dont nous ne saurons pas le nom, « classe internationale, hypercivilisé, toujours entre deux avions, allant de mégapole en mégapole ». Ysé lui offre des livres de notre narratrice. Remerciements, échanges de messages, invitation, que le musicien accepte d’autant plus volontiers que dans la maison des bois traîne, étrangement, un vieux Steinway. On est en février. La narratrice prie la neige, et la neige lui vient en aide. Elle-même la seconde un peu, à coups de batterie discrètement mise à plat et de somnifère bien dosé dans la tisane. Bref, le pianiste, venu pour une nuit, reste une dizaine de jours sur la montagne, « séquestré » par son hôtesse.
Nous voici donc dans « un bizarre roman d’amour ». « À la fin je ne saurais pas lequel des deux j’allais aimer le plus », dit celle qui nous parle. Elle parle du renard, qu’elle guette tous les soirs et auquel elle sert de mini-festins dans sa meilleure vaisselle, et du musicien, à qui ne semble pas manquer le monde sophistiqué dont il a l’habitude. Avec le premier, « c’est à sens unique, heureusement ». Et avec l’autre ?... Bien sûr, l’amour est « toujours un peu là, rôdant dans les parages ». Mais « les temps ne coïncid[ent] pas ». Et l’écrivaine ne compte pas « aller du côté des deux Marguerite, Yourcenar et Duras (…), du côté de la passion pour un homme beaucoup plus jeune ». Celui-ci, elle se contentera de le regarder dormir et de l’écouter jouer. Puis il repartira. Le renard aussi, évidemment.
Sur les bords…
Donc, ce n’est pas vraiment un roman. On navigue entre les genres et les tons, entre lyrisme et humour, entre autobiographie, poésie et réflexion – sans jamais tomber dans le bavardage à la mode dont je me suis si souvent plaint (2). On restera cependant sur les bords du roman. Comme tous ceux de Claudie Hunzinger (3), ce livre est un livre sur les bords. Ceux de la forêt, d’abord, à l’orée de laquelle se dresse la demeure de la narratrice, « simple trièdre fait de bois et de zinc », qui semble « une maison à l’envers ». « [Est]-elle à l’abri du monde, d’être posée à sa bordure ? » Non, bien sûr. Mais elle permet de rester « au bord du chaos qu’est notre monde ». Au plus près du vrai monde, autrement dit « en route pour la sauvagerie ». Comment s’étonner, dès lors, qu’on frôle aussi les limites du langage articulé, et que la narratrice travaille à noter, en des efforts pas toujours très convaincants, au moyen d’onomatopées les bruits de la nature ?
Le mot est lâché. On serait donc quelque part entre univers humain et monde naturel ?... C’est plus fin et plus compliqué. « Des amours, j’en ai deux. Un du jour, un de la nuit. L’un venu du dehors, m’apportant sa vie concrète, terrestre et menacée. L’autre, on dirait, venu de derrière la mort, m’assurant que tout a déjà eu lieu ». Circuler entre le renard et le musicien, c’est osciller entre deux langues qui toutes deux excèdent le langage humain habituel. Quand elle écoute, à l’étage au-dessus, le pianiste répéter Le Clavier bien tempéré, l’écrivaine entend une curieuse parole, qui l’« auscult[e] de questions extrêmes : « Es-tu sûre de n’être pas passée à côté de ta vie ? Ou bien : Écoute la vraie vie ! L’autre vie ! La transparente, la lavée de tout ». Ou encore et, dirait-on, surtout : « T’en souviens-tu ? ». Car, échappant au temps, la musique ressuscite l’enfance, dont elle contient et dit les exaltations.
« Épiphanies »
Est-ce, malgré tout, affaire de mots, le nom du village d’autrefois, Oberbreitenbach, faisant écho à l’autre pentasyllabe que constitue le nom de Jean-Sébastien Bach ? Il existe, en tout cas, poésie ou musique, des langages pour faire signe vers ce qui échappe au langage. Et il existe aussi un langage propre à ce qui échappe aux langues humaines : le monde est tissé de signes, habité par « une sorte de musique de déraison », troué à tout moment d’« épiphanies ». Le roman navigue entre ces deux paroles, essaie de les ressaisir au moyen des mots, et décrit leur perpétuelle dérobade, à l’image de la fuite du renard : « Il a volé, fendant le rideau de pluie, l’arrachant, l’effilochant, traînant derrière lui ses lambeaux »…
Et il y a de la mythologie, Actéon, mi-homme, mi-cerf, Eudymion pris dans son sommeil… Il y a des images saisissantes, une magnifique méditation sur le désir et la vieillesse. Il y a le ton et le phrasé d’une des écrivaines françaises les plus singulières.
P. A.