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« Il neige sur le pianiste », de Claudie Hunzinger : Maître Renard est mélomane (Le monde)
dimanche 29 septembre 2024, par
A l’orée de la forêt l’hiver, un animal, une romancière un peu âgée, un musicien de passage. Un roman lyrique et drôle de l’écrivaine vosgienne.
Par Fabrice Gabriel
Il neige sur le pianiste : le titre du nouveau roman de Claudie Hunzinger peut sembler un peu étrange, qui rappelle d’abord celui du film de François Truffaut, Tirez sur le pianiste (1959), dont on se souvient peut-être des images finales, en noir et blanc, dans un paysage de montagne enneigée… Cette étrangeté va bien au livre, en vérité, et à l’univers d’une écrivaine assez inclassable, qui place ici son récit sous le signe de Tristram Shandy, de Laurence Sterne (1713-1768) : « Je me sens une grande envie de commencer ce chapitre par une folie, et je ne vais pas la contrarier », annonce ainsi l’épigraphe, qui a valeur de passeport pour un libre et très singulier voyage sentimental.
C’est aussi un voyage d’hiver, dans une maison aux abords de forêts vosgiennes centenaires, familières aux lecteurs de Claudie Hunzinger, qu’on reconnaîtra sans peine sous les traits de la narratrice, une romancière un peu âgée, soucieuse du lien avec la nature, amatrice de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) et guère avare de considérations digressives. La voici donc qui accueille chez elle deux invités : un petit renard blessé errant dans les environs, tel le gimmick malicieux du monde animalier qu’elle chérit tant, et, plus surprenant, un pianiste apatride de renommée internationale que les circonstances amènent à séjourner dans cette maison heureusement pourvue d’un Steinway.
Le pianiste est beau, d’une sensualité un peu spéciale, comme « un Robert Walser glamour sans le faire exprès ». Il est évidemment virtuose, parcourt le monde de concert en concert et ne doit, a priori, passer qu’une nuit chez la romancière, suivant les recommandations lointaines d’une amie. Peu importe, en réalité, les circonstances qu’invente l’intrigue pour conduire à cette situation de conte, où se trouvent réunis une dame, un jeune prince et un joli renard dont on devine les pouvoirs d’enchantement, un peu semblables aux vertus presque angéliques du chien dans le roman précédent de Claudie Hunzinger, Un chien à ma table (Grasset, 2022). Celle-ci, du reste, a bien conscience du possible effet de répétition : « Ce renard arrivé un soir dans ma vie était devenu très important sans que j’y prenne garde. Je m’étais dit, je lui ferais une belle place. Encore un animal, tant pis. Je n’avais pas oublié qu’il avait tracé autour de la maison quelque chose comme un cercle magique m’annonçant une nouvelle histoire. Magique, vraiment ? Oui. »
Lorsque l’intrigue s’arrête
La prose s’amuse ainsi à commenter hypothèses, détours et avancées du récit, décrivant non sans humour ses propres efforts, par exemple pour essayer d’atteindre à ce qui se dit dans les rapports animaux ou les accords de musique : quelque chose qui excède les limites de la langue humaine et peut s’y retrouver pourtant, quand l’écriture sait agencer des dispositifs originaux, des situations inédites.
C’est exactement ce qui se passe ici, lorsque l’intrigue s’arrête, d’une certaine façon : le pianiste va simplement rester un peu plus longtemps dans la maison, bloqué par la neige qui ne cesse de tomber, et se mettre au clavier puis dormir, merveilleusement, sous l’effet du philtre que lui administre son hôtesse en augmentant ses doses de somnifère… Est-ce une histoire d’amour qui nous est alors racontée ? La fable un peu perverse d’une séquestration passionnelle ? C’est autre chose encore, qui reste dans la marge du monde et comme à l’écart des genres littéraires connus, où il est question de désir et du fait de vieillir, du « clavecin des prés » de Rimbaud et du plaisir d’approcher en montagne la vérité du Clavier bien tempéré.
Claudie Hunzinger note avec aplomb et drôlerie qu’elle ne veut pas « dans cette histoire aller du côté des deux Marguerite, Yourcenar et Duras, du côté des femmes que la vieillesse a transformées en crapaudes sacrées, l’une en houppelande, l’autre à col roulé », alors elle invente un roman qui n’a peur de rien, dirait-on, bravant la gêne d’une intimité singulière, osant à la fois le lyrisme et le rire, et même l’imitation presque enfantine des bruits de la forêt. Elle joue, avec cette fantaisie de style et de propos qu’elle emprunte à Sterne, sans désir d’aucune leçon à donner, avec pour seule conclusion la fuite bienheureuse du petit renard loin des humains, « la pire espèce », et ce clin d’œil en guise d’unique morale : « On est un peu vieille, mais on s’en fout. »