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Tout en sensorialité (Le Matricule des anges)
vendredi 11 octobre 2024, par
DANS UN ROMAN D’UNE IMPERTINENTE PERTINENCE
IL INVENTE UNE NOUVELLE IMPUDEUR -, CLAUDIE
HUNZINGER INTERROGE L’ENVERS DE EAMOUR, SA PART
INVISIBLE COMME SA SAUVAGE BEAUTÉ.
A quatre-vingts ans passés,elle n’a plus de temps à perdre, Claudie Hunzinger.
Dès les premières lignes de II neige sur le pianiste, elle nous déloge de nous-mêmes, nous entraîne dans le cercle magique d’un roman qui sautorise toutes les extravagances. « Ce sera comme ça vient. Tout ce qui vient en
grand désordre. Feu de tout bois, de toute proie. Des proies et des bonds. Des digressions. Tout démonté. » Une histoire d’amour et de neige avec à-côtés, dérapages et échappées à la Laurence Sterne ou à la Gombrowicz, pour qui l’art consiste à écrire « non pas ce que l’on a à dire, mais
quelque chose de complètement imprévu ».
Une histoire qui joue avec les codes du conte et se joue des « frontières arbitraires décrétées par le logos qui croit arriver à nous séparer de ce qui nous entoure ».
Au cœur d’un monde qui s’enlaidit, s’obscurcit - « chaque jour, un peu moins
de beauté, un peu moins de féerie » -, il ouvre, ce roman, une parenthèse enchantée, dix jours et onze nuits à graviter dans
une sorte d’innocence d’avant le bien et le mal. Dans un décor hivernal, une vieille romancière reçoit la visite d’un pianiste, voyageur planétaire adulé pour ses interprétations de Jean-Sébastien Bach. Par le
truchement d’une amie, il a lu certains de ses livres et a émis un désir : « Peut-être un jour je me perdre dans la neige et passer vous dire bonjour. »
Ce jour était arrivé et il était prévu qu’il ne resterait qu’une nuit. Mais, subjuguée, la romancière n’a pas du tout envie de le laisser repartir. Profitant de la neige qui ne cesse de tomber, et tablant sur le fait qu’il y a un piano dans son grenier, elle décide de le séquestrer. C’est que ce corps d’où
naît la musique, la trouble et la captive autant que le petit renard qui le soir même de l’arrivée du pianiste était apparu au pied de sa baie vitrée, les yeux à moitié fermés. Elle le soignera et déposera chaque jour devant la vitre, un mets, une offrande qu’au crépuscule le renardeau vient avaler.
Un rite qu’elle ne saurait manquer tant il lui permet d’admirer sa beauté et de rêver à son art de vivre en secret.
C’est donc une double histoire d’amour que nous conte Claudie Hunzinger. Elle le fait en mettant en scène la puissance du désir de son héroïne, qui observe le renard comme le visage, les mains, la bouche du
pianiste. « Voilà une bouche comme une bête, impossible de la tenir en bride (...), elle vous mord, mordille, dévore avec désir de possession, férocité... »
Mais se gardant bien d’aller du côté « des deux Marguerite, Yourcenar et Duras, du côté de la passion pour un homme beaucoup plus jeune », notre romancière refuse de céder à la passion.
Ajoutant quelques gouttes de plus au somnifère que le pianiste lui demande chaque soir pour se remettre de son décalage horaire, elle préfère le regarder dormir, le contempler dans son sommeil. « Je suis la
Lune et lentement je passe aux rayons ce corps bourré de notes et de sons. » Une relation blanche vécue sous les auspices de la solitude comme du perdu et de l’éperdu.
Inversant les thèmes de La Belle au bois dormant et des Belles endormies de Kawabata, Claudie Hunzinger est en quête de la part invisible de l’amour comme de la face cachée du son. Elle qui manie la langue-sorcière des arbres, de l’eau, du vent, qui aime moduler la langue-matière de l’onomatopée, qui cherche à retrouver la parole sauvage qui est profond consentir au monde comme présence, ne pouvait qu’être fascinée par l’équivoque de chair et d’âme émanant du corps du pianiste et de
sa musique déployant une sorte d’arrière-pays lié à la mémoire, au natal et à l’indicible. Une musique dont il est l’animal consentant. « À safaçon il était un renard errant, une sorte de Tsigane » cachant un être libre, « un être sauvage ».
Un livre qui est une sorte de contre-chant à notre monde dominé par une rationalité rapetissante, standardisante, nivelante, quand il n’est pas animé par une rage dévastatrice. Qui est un hymne aussi à un univers où l’homme et l’animal se frôlent, où l’on peut encore marcher dans la beauté, faire chemin vers ce qui se présente, et où le désir se chante par l’intermédiaire du regard. Un livre enfin qui - à travers l’insolence et l’audace d’un petit renard, libre de tout préjugé comme de tout scrupule mais toujours en danger de
mort - parle d’une espèce libre, intraitable, impossible à domestiquer, à savoir l’espèce des romanciers. Claudie Hunzinger en est, qui n’hésite jamais à descendre dans les zones peu fréquentées de l’être pour en resurgir, comme après un plongeon en eau profonde, dans un grand appel d’air.
Richard Blin